Depuis plusieurs jours, une lettre ouverte inédite circule dans le secteur du patrimoine. L’objectif ? Rassembler le maximum de signataires pour appeler au bon sens le gouvernement français et le convaincre de respecter le Code du Patrimoine durant la restauration de Notre-Dame. Plus de 1170 conservateurs, architectes, professeurs renommés interpellent aujourd’hui Emmanuel Macron dans une tribune collective.

Avec l’adoption d’un projet de loi en Conseil des ministres, le gouvernement pourrait s’affranchir des règles de protection du patrimoine. Soucieux du devenir de Notre-Dame et de son chantier imminent, les experts redoutent plus que jamais les futures orientations du gouvernement, qui affirme vouloir « reconstruire » Notre-Dame en seulement 5 ans… Le souhait des signataires est aujourd’hui de garantir une restauration sereine et pertinente.

« Monsieur le Président,

 Au soir du 15 avril, les regards du monde entier se sont tournés vers Notre-Dame de Paris embrasée, rappelant combien ce monument n’est pas que celui des catholiques, des Parisiens, des Français ou même des Européens, mais un de ces édifices que le génie de ses bâtisseurs successifs a légué à l’humanité. Le rôle de ces monuments historiques, la France a su le voir parmi les premières, se dotant très tôt, en partie sous l’influence du brûlant roman de Victor Hugo qui sonna comme un plaidoyer pour la cathédrale parisienne, d’une législation visant non seulement à leur protection, mais aussi, par la prévoyance du législateur, à fixer un cadre d’action lorsqu’ils ont été mutilés par les ravages du temps ou des hommes.  Dès 1862, le gouvernement a choisi de placer la cathédrale parisienne, alors en cours de restauration, sous la protection de cette législation. Plus d’un siècle plus tard, c’est encore sous l’impulsion de la France, entre autres, que l’UNESCO choisit de mettre en place une liste du patrimoine mondial de l’humanité, assortie de critères de protection précis. En 1991, la France a demandé, et obtenu, l’inscription sur cette liste des rives de la Seine à Paris, s’appuyant, notamment, sur la présence, en leur cœur, de Notre-Dame de Paris et, plus largement, sur l’existence d’une perspective qui s’était constituée entre le Moyen Âge et le début du XXe siècle, protégée en tant que telle.

Une telle protection ne saurait exister sans une déontologie qui s’impose à tous ceux qui œuvrent à l’entretien, à la conservation et à la restauration de ces monuments. Là encore, la France fait figure de pionnière, notamment grâce aux réflexions de Jean-Baptiste Lassus et d’Eugène Viollet-le-Duc, élaborées autour de leur pratique dans l’Île de la Cité, à la Sainte-Chapelle et à Notre-Dame. Cette déontologie, évidemment, a évolué. Elle a abouti à la charte de Venise, en 1964, complétée par le document de Nara, en 1994, qui fixent un cadre internationalement reconnu aux interventions sur les monuments, tant pour les opérations de conservation que de restauration ou de reconstruction partielle.

Dans toute cette histoire, la France a longtemps joué un rôle moteur, s’appuyant sur des institutions d’excellence formant les spécialistes de la protection, reconnues internationalement et attirant des étudiants du monde entier (École de Chaillot, Institut national du patrimoine, formations universitaires, compagnonnage aussi, aujourd’hui inscrit, à la demande de la France, sur la liste du patrimoine immatériel de l’humanité). Ce n’est pas un hasard si le siège du conseil international des monuments et des sites se trouve à Paris. Cette excellence de la France dans le domaine patrimonial, on en a encore vu la preuve dans l’intervention exemplaire des pompiers dont l’action a permis d’éviter un désastre bien pire, et dans les actions qui ont permis de consolider dans l’urgence la cathédrale et d’en évacuer les dernières œuvres au cours de la semaine.

Malheureusement, cette excellence a aussi été quelque peu oubliée par les gouvernements précédents, et l’investissement national dans la sauvegarde du patrimoine : comme le montrent le rapport du Sénat sur le projet de loi de finances pour 2019, les crédits de paiements affectés à l’entretien des Monuments historiques, hors grands projets, ont diminué, en euros courants, de 2010 à 2012, avant de se stabiliser, toujours en euros courants, depuis 2013. Depuis longtemps, pourtant, les alertes se multiplient sur l’insuffisance criante de ces budgets, obligeant à privilégier des travaux d’urgence, tels ceux qui se déroulaient à Notre-Dame, plutôt qu’une approche véritablement planifiée.

Aujourd’hui, le drame est là, et il nous dépasse tous. Notre-Dame de Paris n’est pas qu’une cathédrale, pas que l’un des monuments majeurs de l’architecture européenne. C’est l’un des monuments autour duquel, pendant près de deux siècles, se sont constituées la protection et la déontologie française et mondiale des Monuments historiques. L’émotion qui l’a entouré a montré combien ce drame était un drame mondial, mais il nous reste à en percevoir toute la portée historique.

C’est pour cela que nous, universitaires, chercheurs et professionnels du patrimoine, de France et d’ailleurs, nous permettons de nous adresser à vous aujourd’hui, Monsieur le Président, pour vous demander, comme l’a si bien dit Jean Nouvel, de « laisser le temps du diagnostic aux historiens et aux experts avant de [vous] prononcer sur l’avenir du monument ». Nous savons que le calendrier politique demande d’agir vite, nous savons combien une Notre-Dame mutilée pèse sur l’image de la France. Néanmoins, ce qui va se passer à Notre-Dame dans les années à venir nous engage, tous, bien au-delà de ce calendrier. L’enjeu de ces travaux dépassera les mandats politiques comme les générations, et c’est à leur aune que nous serons jugés.

Aussi ne venons-nous pas vers vous pour vous préconiser telle ou telle solution. C’est trop tôt. Que pourra-t-on faire ou ne pas faire, quels choix seront possibles ? Nous ne le savons pas. Cela dépend de contraintes techniques qui sont fonction de l’état du bâtiment. Mais ces choix doivent aussi se faire dans le respect de ce qu’est Notre-Dame, plus qu’une cathédrale parmi d’autres, plus qu’un monument historique parmi d’autres, en ayant une approche scrupuleuse, réfléchie, de la déontologie. L’histoire de Notre-Dame de Paris fait que l’ampleur de l’incendie dépasse ses seules conséquences matérielles. Vous avez déclaré, Monsieur le Président, vouloir restaurer Notre-Dame pour qu’elle soit « plus belle encore ». C’est notre souhait à tous, mais pour ce faire, n’effaçons pas la complexité de la pensée qui doit entourer ce chantier derrière un affichage d’efficacité. Prenons-le temps du diagnostic. Écoutons les experts, la France en forme parmi les meilleurs du monde et nombre de ceux-ci se trouvent dans votre administration, au Ministère de la Culture. Sachons reconnaître leur expertise, prenons le temps de trouver le bon chemin et alors, oui, alors fixons un délai ambitieux pour une restauration exemplaire non seulement pour le présent, mais aussi pour les générations à venir.

L’excellence des savoir-faire de nos artisans et entreprises, leur expérience, celles de nos architectes, l’expertise de nos historiens, de nos conservateurs, de nos universitaires sont mondialement reconnues et mettent les meilleures chances du côté de la France pour rétablir Notre-Dame dans sa dignité de symbole. Sachons les écouter. Faisons-leur confiance, faites-leur confiance, faites confiance à la France, sans retard mais sans précipitation. Le monde nous regarde. Le monde et les siècles.

Aujourd’hui, il ne s’agit pas d’un geste d’architecture mais de millions de gestes, humbles et experts, gouvernés par la science, le savoir et l’ambition, qui redonneront à la cathédrale d’Hugo, de Viollet-le-Duc, la nôtre, la vôtre sa place et sa fonction dans l’histoire et dans l’avenir. »

Signée par les 1170 experts du patrimoine dont le Président de La Sauvegarde de l’Art Français, Olivier de Rohan Chabot